«
Sociologie
et didactiques : vers une transgression des frontières
? »
13
et 14 septembre 2012
Haute
Ecole Pédagogique de Vaud (Lausanne)
Philippe
Losego
Professeur
de sociologie de l’éducation
Unité
AGIRS
Haute
Ecole Pédagogique de Vaud
La
sociologie et les savoirs : des relations complexes
"Affirmer
globalement que l'école est à la fois le
reflet
de la société et le moyen de consolider son ordre est
facile.
Mais il est beaucoup plus ardu d'aller au-delà des
correspondances
approximatives et de mettre au jour les
médiations."
(Isambert-Jamati, 1969)
Ce
colloque et l’intérêt qu’il a suscité manifestent une
évolution de la sociologie
: on le sait, la sociologie de l’éducation (surtout francophone) a
longtemps tourné
autour des savoirs et des apprentissages comme on tourne autour du
pot, sans
oser traiter ces objets de front.
On
a longtemps dit que la sociologie était relativiste et risquait
d’effacer la frontière
entre le vrai et le faux ou de dénier toute objectivité aux savoirs
scolaires, voire
de dissoudre les savoirs (Berthelot, 1996). Et, en définitive, une
division de travail
assez commode s’était installée (elle perdure encore largement)
qui confiait l’analyse
dite « interne » des savoirs à divers spécialistes
(épistémologues, didacticiens,
historiens des sciences, etc.) et l’analyse « externe » aux
sociologues.
L’analyse
interne rendait compte de la cohérence, de la rationalité, des
savoirs,
de leur valeur de vérité, y compris de la dynamique de progrès,
bref de tous leurs
aspects positifs.
L’analyse
externe étudiait au contraire les déformations des savoirs. Cesdéformations
étaient censées être d’origine sociale : ce sont les «
représentations sociales » (lorsqu’on dit « représentations
sociales » on entend toujours
« représentations erronées »), les erreurs, les influences, les
biais culturels, mais
aussi la fraude, la triche, les rumeurs, les effets de mode, bref,
tout ce qui est péjoratif
dans les savoirs.
Au
fond, les didactiques tendaient à rendre compte des trains qui
arrivent à l’heure
et la sociologie était la science des trains qui arrivent en retard
ou qui déraillent.
Ce
fait n’est pas propre au champ de l’éducation. Certains auteurs
comme Mark
Granovetter (2000) en sociologie économique, Bruno Latour (1989) en Sociologie
des sciences ou Michaël Young (1997) en sociologie de l’éducation
ont noté
que les économistes, les épistémologues ou les didacticiens se
sont emparé des
noyaux de rationalité et ont renvoyé les sociologues aux frontières
pour étudier tout
ce qui est marginal, déviant.
Mais
ces auteurs ont aussi noté que les sociologues eux-mêmes
entretenaient des
rapports étranges avec la notion de social. Pour traiter des
savoirs, la sociologie a
longtemps eu besoin de postuler une brèche, un décalage, un
arbitraire. Si on prend
l’ouvrage « Sociologie de l’école » dirigé par Marie Duru et
Agnès Van Zanten, (1992), un manuel très consensuel (publié en
1992 et réédité 2 fois depuis) qui représente
assez bien la « science normale » en sociologie de l’éducation,
on y lit la justification
suivante (dans un chapitre intitulé « La genèse sociale des
savoirs scolaires
») :
«
les programmes officiels, loin d’être le produit d’une lente
accumulation des savoirs,
sont en fait la résultante d’un processus de sélection et de réorganisation
permanentes au sein de la culture, qui passe par des luttes entre groupes
(politiques, administratifs, enseignants, usagers), ayant des
intérêts propres
à défendre » (p 124).
Dans
ce modèle (aujourd’hui me semble-t-il daté), le social, c’était
l’arbitraire culturel,
le conflit et les intérêts particuliers à défendre. Tout ça
n’est pas faux, bien entendu, mais pourquoi cela a-t-il
constitué si longtemps la seule entrée pour les
sociologues
? Pourquoi ce qui relève au contraire de la stabilité, du consensus
et si l’on
veut, de la dureté des savoirs, ne faisait pas partie du domaine du
sociologue ?
Même
des sociologues qui s’intéressaient depuis longtemps aux contenus scolaires,
ont longtemps prétendu qu’il y aurait un équilibre très délicat
à trouver entre
la « référence scientifique » et la sociologie. Le terme de «
référence » sousentend nécessairement
un lieu (un livre, des tables sacrées, un tabernacle ?) dans lequel
des savoirs stables et indiscutables seraient conservés que la
sociologie pourrait
dissoudre si par malheur on commettait quelque erreur de
manipulation.
Si
l’on relit les travaux de Jean-Claude Forquin (oui : je parle
effectivement de cet auteur
qui nous a presque tout appris de la sociologie anglo-saxonne des
curricula (Forquin,
1989, 1997) on ne peut qu’être frappé par sa très forte
ambiguïté vis-à-vis de
cette sociologie et par la virulence de ses jugements notamment sur
les interactionnistes
(qu’il accusait de se donner à bon compte des airs de libérateurs, de
ne rien avoir montré, de ne pas aller au delà de quelques
déclarations d’intention, etc.).
On peut s’étonner qu’il récuse l’idée même que les savoirs
puissent être socialement
construits.
Il
ne s’agit pas de faire naître une polémique à propos d’un
auteur qui, hélas disparu, ne pourrait répondre. Ce qui m’intéresse, c’est au nom de quelle conceptiondu
social, cette sociologie des curricula était présentée :
«
C’est justement parce que la pensée scientifique et savante est
une pensée «
publique » qu’elle n’est pas une pensée « sociale »,
c'est-à-dire qu’elle est capable de transcender
les corporatismes, les clientélismes, les communautarismes et les
collectivismes,
aussi bien que les individualismes intellectuels ».(Forquin, 1996,
p. 170)
Le
social, c’était le mal. Opposé au « public » un peu comme le
profane l’est au sacré,
le social était une collection de tous les vices. C’était une
sorte de « monde à l’envers
», le monde de l’anti-vérité.
On
peut se demander d’où vient ce mépris pour le social de la part
même des sociologues,
quand on se rappelle que Durkheim, notamment celui des Formes élémentaires
de la vie religieuse, considérait
les catégories de la pensée rationnelle
comme
des constructions sociales. Mais cela n’avait rien de «
relativiste » : il ne considérait
pas ces constructions comme discutables ou négociables à l’infini.
Il voulait
simplement dire : il n’y a aucun savoir hors de la société. Il
n’y a pas nécessairement
de contradiction entre le caractère social des savoirs et leur objectivité.
Les savoirs, pour être sociaux, n’en sont pas pour autant
nécessairement «
mous », « conflictuels », ou « faux». Selon
une idée assez commune au début du XXe siècle (on la trouve aussi
chez Weber
ou Simmel) la rationalité des savoirs vient de l’augmentation en
masse des
sociétés
et de l’abstraction des règles de conduites qui en découlent. Un
bel exemple
de cela chez Durkheim est son interprétation de la scolastique
médiévale : cette
rationalisation de la foi chrétienne était le produit assez direct
de l’afflux de masses estudiantines sur la ville de Paris. Cet
afflux a obligé la corporation des professeurs
à rationaliser l’enseignement pour lutter contre le charlatanisme, provoqué
par l’augmentation du marché de l’enseignement. Mais
Durkheim ne décrit pas non plus un monde complètement rationnel
harmonieux, consensuel, etc. comme on le lui reproche souvent. Il
voit aussi de l’arbitraire
culturel : c’est ainsi qu’il explique l’émergence de
l’humanisme des collèges,
(culture essentiellement littéraire), entre le XVIe siècle (le
siècle de la technique)
et le XVIIe (siècle de la science classique). Cette culture sert
l’intérêt des
classes
oisives, soucieuses de se distinguer des classes industrieuses.
En
définitive, Durkheim suivait ce que Bloor (1983) appellerait plus
tard le « principe de
symétrie » : pour lui, la sociologie devait expliquer le vrai et le
faux, les ruptures et
les continuités, les arbitraires et les nécessités.
Comment
se fait-il que la sociologie soit devenue la science du mou, du conflictuel
et du « biais culturel » ? Ce que l’on peut constater, c’est
que le concept central
de la sociologie a descendu les échelles d’analyse : de l’idée
de société au début
du XXe siècle, on est passé aux rapports de classes dans les années
1960, et de
là aux individus en interaction dans les années 80. Etant donné
que toute discipline
(du moins tant que le principe disciplinaire commande) tend à
ramener ses
objets d’études à son concept central, Durkheim faisait varier la
culture scolaire en fonction des sociétés. Il ne prenait finalement
pas trop de risque : on ne change pas
de société tous les jours, on est donc là dans une sorte de
relativisme à moindre frais.
En
revanche, rapporter les cultures scolaires aux cultures de classe
sociale, comme
on l’a fait dans les années 1960-70 était autrement plus
dangereux. Et d’un certain
point de vue, l’idée de Raymond Williams (1961) ou de Bourdieu et
Passeron
(1970)
selon laquelle la culture scolaire dépend de la culture de la classe
sociale qui exerce
son hégémonie sur l’école risquait fort de déboucher dans la
funeste théorie des
deux sciences « à la Lyssenko » (Lecourt, 1995). C’est probablement pourquoi la sociologie
de la reproduction reste une critique des humanités (comme la
sociologie de
Verret (1975), d’ailleurs) mais s’arrête là : s’il était «
acceptable » (bien que tout à faire
contestable en réalité) de relier les humanités à la bourgeoisie,
il était interdit de
faire de même avec les mathématiques et les sciences, devenues
dominantes
dans
les systèmes d’enseignement des années 1970.
Ensuite,
est apparu ce concept d’interactions sociales, sur lequel il y
aurait beaucoup
à dire, et notamment du bien : ce sont tout de même les
interactionnistes qui
ont montré que, au-delà des curricula officiels, les enseignants
font varier les
savoirs
enseignés en fonction des situations, de leurs élèves et notamment
des origines
sociales de ces élèves. Si l’on considère les interactions comme
un niveau d’analyse
parmi d’autres, c’est très intéressant. En revanche, il est
vrai que si on le considère
comme une « dernière instance », comme « le niveau où tout se
passe », si
on réduit tout le social aux interactions interindividuelles, comme
cela a été le cas dans
les années 80, on est devant une alternative :
-
soit
on considère que les savoirs varient complètement en fonction des interactions,
ce qui, pour le coup, relève d’un relativisme très « dissolvant
».
-
Soit,
on s’interdit d’étudier les savoirs scolaires, on se contente de
décrire l’ordre
et le désordre, les stratégies individuelles, etc. comme c’est le
cas de très
nombreuses études sociologiques de l’école.
D’ailleurs,
au cours des années 80, la question des savoirs a été globalement abandonnée
par les sociologues, à l’exception de Viviane Isambert-Jamati
(1970, 1984,
1990) et Lucie Tanguy (1983a, 1983b, 1986).
Cet
abandon s’est fait soit au nom d’un rationalisme militant qui
professait que désormais,
grâce aux sciences et aux mathématiques, la culture scolaire
n’avait plus rien
de social et que les inégalités scolaires se devaient
essentiellement à des
stratégies
familiales. C’est le cas de toute une sociologie individualiste de l’éducation
(Boudon, 1973; Berthelot, 1983, 1993).
Il
y avait aussi une sorte de rationalisme paresseux, qui se contentait
de laisser de côté
la question des savoirs et des apprentissages, parce qu’elle était
trop compliquée
pour les sociologues.
Alors,
que s’est-il passé depuis? Pourquoi aujourd’hui, les sociologues
s’intéressentilplus
aux savoirs et aux apprentissages ?
Il
me semble qu’il y a eu, en sociologie, comme dans d’autres
disciplines, une sorte de révolution au cours des années 1990 :
désormais on utilise moins les objets pourvalider
des théories, mais celles-ci pour comprendre ceux-là. Dans certains
travaux
sociologiques
publiés en ces années 1990 (Tanguy, 1991; Charlot, Bautier &
Rochex, 1992;
Grosbois, Ricco & Sirota, 1992; Lahire, 1993; Ropé & Tanguy,
1994; Dutheil, 1996), les
savoirs scolaires ne sont plus des prétextes1.Certains
auteurs (Gibbons et al., 1994)
ont traité à l’époque d’un « mode 2 » de production de la
recherche, dans lequel
les structures disciplinaires s’affaiblissaient face aux objets. Au
delà des
erreurs
de périodisation historique de ces travaux, il y a tout de même
quelque chose de vrai. Même si on identifie bien des écoles
théoriques, on n’a plus l’effet d’écrasement
des objets par un concept central, par un niveau d’analyse ou
encore
par
une méthode.
De
ce fait, le rapprochement entre la sociologie et d’autres
disciplines autour d’objets
communs est plus facile. Il est probable que beaucoup de sociologues
refuseraient aujourd’hui d’identifier le concept central de la
sociologie ou le niveau d’analyse
pertinent (Grossetti, 2004).
On
peut constater qu’après avoir descendu les échelles d’analyse
comme je l’ai dit auparavant
(de la société aux classes sociales, des classes sociales aux
interactions entre
individus) la sociologie a remonté ces échelles : dans les années
1990 on a insisté
sur les structures intermédiaires (organisations et réseaux) et
dans les années
2000, le terme de société est réapparu. Il n’est pas redevenu un
concept central,
mais il n’est plus honteux.
La
notion de société réapparait dans la sociologie à la faveur de ce
que l’on appelle «
mondialisation », qui dans le domaine de l’éducation, se traduit
notamment par les évaluations
internationales (TIMMS, PIRLS, mais surtout PISA) qui désormais
mettent les
pays en compétition et occupent fortement les sociologues de
l’éducation : rares sont
aujourd’hui les ouvrages de cette spécialité qui ne traitent pas
des évaluations, quand
ils ne reposent pas entièrement dessus. Au delà de tout ce que l’on
peut reprocher
à ces évaluations en tant que telles (cf. la communication de
Nathalie
Sayac
dans le présent colloque), elles appellent trois commentaires :
1.-
Paradoxalement, nées pour relativiser les particularismes et les
institutions nationales,
elles ont souligné les différences institutionnelles entre pays et
ont donc accrédité
l’idée que des choix politiques sont possibles (Mons, 2007) au
niveau des
Etats,
faisant du même coup réapparaître les sociétés nationales. Ce
n’est pas un hasard
si l’ouvrage de F. Dubet, Marie Duru et Antoine Vérétout (2010)
qui repose presque
exclusivement sur les évaluations internationales s’intitule «Les
sociétés et leur
école ».
2.-
Qu’on le veuille ou non, en relativisant les particularités
nationales (diplômes, programmes,
etc.), elles ont placé les curricula, les savoirs et les
apprentissages au coeur
des débats. Depuis les années 2000, elles ont déclenché une
grande vague de
réforme des plans d’études. L’idée de société ayant
réémergé, il est à nouveau possible aujourd’hui de décrire des
savoirs en construction, à différents niveaux,
notamment
à l’échelle des Etats, sans passer pour un provocateur
relativiste.
3.
Ces évaluations nationales ou internationales ont réaffirmé avec
force que les inégalités
scolaires sont des inégalités sociales et qu’elles sont aussi et
surtout cognitives
et pas
seulement des problèmes de stratégies, de filières ou de modes de
scolarisation (Broccolichi, Ayed & Trancard, 2010).
Enfin,
il faut remarquer que notre colloque ne se tient pas n’importe où
mais dans
une institution de formation des enseignants. L’intérêt de la
sociologie pour les savoirs
scolaires et pour leur enseignement au concret est aussi la marque
d’une sociologie
qui s’installe dans la formation des enseignants. On sait que c’est
une des conditions
historiques de la création de la sociologie britannique des
curricula dans
les
années 1960 : des sociologues intervenaient dans la formation des
enseignants.
A
contrario, elle s’est éteinte à l’orée des années 90 lorsque
la sociologie a été écartée
de la formation (Young, 1998).
Dans
une haute école pédagogique ou un IUFM, la sociologie se préoccupe plus
des savoirs et de la didactique d’une part parce que les futurs
enseignants, surtout
ceux du secondaire, tirent leur identité professionnelle des savoirs
qu’ils vont enseigner,
contrairement aux étudiants des départements de sociologie des universités
et d’autre part parce que l’on y échappe plus facilement au
séparatisme disciplinaire
que dans les universités. En
conclusion provisoire, je dirai que le colloque qui commence
aujourd’hui est
révélateur de ces évolutions de la sociologie : on trouve des
sociologues souvent
impliqués
dans la formation des enseignants et plus préoccupés de saisir des
objets que
de valider des théories. Ils utilisent des méthodes diverses et on
les trouve à tous
les niveaux d’analyse : au niveau des rapports entre programmes et
rapports sociaux,
des liens entre cultures scolaires et cultures sociétales, des
organisations scolaires,
des interactions dans les classes et enfin, au niveau de la fabrication des objets
de savoir que sont les manuels. Je pense d’ailleurs que le problème
crucial pour
les sociologues des savoirs restera celui d’articuler ces
différents niveaux
d’analyse.
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1
Il est intéressant de noter que, du côté de la sociologie, ce
sont surtout des femmes qui ont ouvert la boite
noire
des savoirs à l’école.
22
Dans les années 1980-1990, qui disait « la sociologie étudie les
sociétés » ou les « problèmes de société» trahissait du même
coup sa non-appartenance à la sociologie.
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